Que signifie « être collectionneur » dans la France des années 1920 aux années 1960 ? L’une des ambitions de mon enquête était de restituer le quotidien des collectionneurs Jean et Geneviève Masurel, intellectuellement bien sûr mais aussi très concrètement, à travers notamment l’attention portée aux sociabilités et aux échanges, très riches, qui ponctuent leurs semaines. Vernissages, cocktails, inaugurations de musées, vente aux enchères ou encore dîners… autant d’événements éphémères mais marquants, où des amitiés se nouent et se renforcent, où des rencontres ont lieu, où le goût se forme et évolue.
Les archives des galeries d’art sont riches de traces fragmentaires de ces moments décisifs. D’autres sources exceptionnelles sont fournies par les reportages réalisés par les équipes cinématographiques des Actualités françaises, ou celles de l’ORTF pour la télévision. De courts extraits, accessibles en ligne, permettent d’entrer dans l’ambiance survoltée de tel vernissage ou de telle vente aux enchères.
Enfin, la correspondance personnelle de Roger Dutilleul dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale fourmille d’anecdotes sur cette vie de collectionneurs parisiens fortement sollicités par les acteurs artistiques, marchands et non marchands (critiques, conservateurs, et artistes bien sûr). On saisit combien certaines acquisitions ne font pas l’unanimité dans le couple Masurel : à propos d’une toile de Bernard Buffet, achetée en 1954 lors d’une exposition individuelle de l’artiste à la galerie Drouant-David : « Presque tout vendu à MM. Jean Masurel, Bing, Jacques Ségard, Prince Troubetzkoy. C’est très discuté, et Jean n’est pas près ? d’accrocher le sien – Magnifique ! »
Dans de nombreux cas, les Masurel sont des invités d’honneur de ces vernissages d’exposition parce qu’ils ont prêté des toiles majeures. On mesure, à dépouiller les archives, le nombre croissant de sollicitations qu’ils reçoivent : les marchands connaissent la collection et demandent le prêt de toiles qui attestent symboliquement de la reconnaissance déjà obtenue par les artistes qu’ils défendent. La réputation de la collection Masurel sert donc directement d’indice de valeur pour les artistes tels que Bauchant (exposé chez Charpentier en 1949, et pour lequel Masurel prête le Styx et le Valet de chambre, qui comme l’explique le directeur de la galerie Raymond Nacenta, « auraient un grand intérêt pour compléter l’ensemble des 200 toiles qui figureront à l’exposition ». Plus tard, dans la même galerie, une vaste rétrospective en 1958 consacre définitivement Modigliani, et les sept tableaux prêtés par Masurel (Le Niçois ; Le nu à la chemise ; Mme Zborowska aux mains jointes ; Portrait de style nègre ; La jeune femme au chapeau ; Portrait de Laurens et enfin L’Enfant roux) sont les fleurons de l’exposition. À Roubaix, la galerie Dujardin sollicite Jean Masurel en 1954 pour exposer une sélection d’œuvres de sa collection, après que celle-ci a en partie été montrée au Palais des Beaux-arts de Lille durant l’été.
C’est également le récit par Roger Dutilleul d’un séjour à Mouvaux en juin 1948 qui permet de comprendre ce que signifie vivre avec les œuvres de la collection. L’oncle décrit ainsi, pièce par pièce, la manière dont sont accrochées les toiles :
« Son vestibule d’entrée a des murs blancs par 3 Lanskoy, un rose au milieu, à gauche 1 noir, gris et vert, à droite un bleu foncé et moi (genre vitrail sombre). Mais c’est dans le vestibule du 1er devenu salle à manger que rutilent les Légers.
Dans la chambre de [Mad. Leys] jadis, transformée en Salon, sont ses clous. Son Renoir, trois Picasso, son Braque (papier collé). Une tête de Modigliani.
Mais le clou de sa collection, l’homme nu de Picasso, est en pénitence dans le Studio de jadis, avec un beau Miró et pas mal d’autres toiles pas accrochées. C’est le dépôt. Parce qu’il ne faut pas se presser !
Dans le salon, j’ai omis de signaler son admirable Miró à fond sombre.
Leur chambre abrite encore beaucoup de bonnes choses, des Lanskoy, son nu de Modigliani. Les chambres des enfants constellées de petites gouaches de Lanskoy (16 au moins) admirablement encadrées par [Recovey].
Ma chambre, celle du coin, l’ancienne de Gérard, constellée de cadres moyens, mais contenant des Braque, des Miró, des Paul Klee ; cabinet de toilette avec 2 petites figures de Lanskoy exquises. C’est Geneviève qui avait pris l’initiative de l’orner ainsi. »
La touche de Geneviève – qui décore même les salles d’eau ! – se fait plus évidente grâce à ce témoignage, tout comme ceux des artistes de passage, qui ont été accueillis à Mouvaux lors d’un week-end : André Bauchant et sa femme en 1954 (à cette occasion, Van Hecke réalise le portrait de madame Bauchant), mais aussi de jeunes contemporaines comme Riopelle, Poliakoff et Atlan.
La maison de Mouvaux est aussi un lieu stratégique pour le « groupement d’achat » animé par Jean Masurel au sein de la société des amis des musées de Lille. Là encore, le rôle de Geneviève est reconnu comme essentiel : celui d’une maîtresse de cérémonie qui organise les dîners mensuels de cette quinzaine d’amateurs réunis autour de Jean Masurel pour enrichir la collection du Palais des Beaux-arts en œuvres modernes et contemporaines. L’association, créée en avril 1946, autour de deux collectionneurs, le numismate Max Crépy (futur président) et l’archéologue Léon Grimonprez, rassemble des industriels et des entrepreneurs du Nord (Georges Plus, Henri Dupont), des libraires-éditeurs (Émile et Thérèse Raoust), et des artistes (le couple Desrumaux, Pierre, peintre et directeur de l’école des Beaux-arts, et Hélène, sculptrice ; la peintre Marguerite Dubuisson). Le groupement d’achats est adossé à la société, tout en restant relativement indépendant dans ses activités qui comprennent la prospection (auprès des marchands d’art, des artistes et de leurs veuves, notamment Nina Kandinsky et Nadia Léger), la sélection (lors des soirées à Mouvaux), et le paiement des œuvres. « Comme le mécénat n’est pas facilité par les temps dans lesquels nous vivons, ils se sont réunis pour réaliser en groupe ce que chacun ne pouvait faire seul1 » : à savoir, acheter des toiles récentes afin d’éviter que ne se reproduisent les mêmes « absences » regrettables dans les collections, comme celles d’œuvres modernes des premières avant-gardes historiques.
L’activité du groupement commence en 1950, avec le projet d’achat d’une toile de Fernand Léger. L’œuvre proposée par l’artiste, Fleurs et insectes, coûte la somme de 200 000 francs dont la moitié serait payée par « un mécène, ami de notre société » (Jean Masurel, très probablement) et l’autre moitié pourrait être prêtée par un autre ami banquier. Finalement, la toile achetée est Le papillon sur la roue, de 1948.
Suivent d’autres acquisitions, qui sont soit des dons de Jean Masurel ou Roger Dutilleul au musée (Eugène-Nestor de Kermadec, André Lanskoy, Francisco Borès), soit des achats du groupement (Edouard Pignon, Bernard Buffet, Maurice Estève, Maria Elena Vieira da Silva, Jean-Paul Riopelle, Serge Poliakoff, Roger Bissière, Jean-Michel Atlan…). Le bilan à la fin de la décennie, du point de vue des animateurs du groupement d’achats, est toutefois mitigé : une belle collection d’œuvres contemporaines a été constituée et donnée au musée, qui se trouve en pointe en comparaison des autres musées des Beaux-arts français, sans qu’une impulsion durable en faveur de l’art contemporain n’ait été transmise. C’est la raison pour laquelle le groupement est dissout en 1959.
La réflexion sur le devenir de la collection Dutilleul/Masurel est déjà en germe, nourrie par des événements parisiens (la mort du docteur Girardin en 1952 et son legs au musée d’art moderne de la Ville de Paris) et par des initiatives françaises et étrangères qui donnent à penser au couple Masurel. Comment partager et transmettre la collection ? En transformant Mouvaux en une maison-musée privée ? en créant une fondation comme Rupf à Berne et Maeght à Saint-Paul-de-Vence ? en faisant une donation à un musée, comme les Lévy à Troyes ? Plusieurs pistes sont explorées, comme le projet d’une fondation Prouvost Masurel, qui permettrait de célébrer le groupe de Roubaix. La muséalisation de la collection est à l’ordre du jour, sous l’effet cumulé des demandes nombreuses de prêts de la part des musées et des discussions menées au sein du « club Bornibus » à Tourcoing. Fin 1974, Jean Masurel fait part au Ministère chargé des affaires culturelles de son intention d’offrir à une collectivité locale de sa région d’origine sa collection d’art moderne, à charge pour la collectivité bénéficiaire de construire un musée abritant cette collection. Dans sa réponse officielle datée du 13 mars 1975, Michel Guy exprime sa gratitude et son enthousiasme pour ce projet. La donation est acceptée (avril 1976), exposée au musée du Luxembourg à Paris (mars 1980) avant d’être présentée dans le nouveau musée de la communauté urbaine de Lille inauguré le 17 novembre 1983.
La collection privée est devenue publique. Ici s’achève notre parcours dans l’itinéraire de Jean et Geneviève Masurel : un itinéraire singulier, mais fortement ancré dans un milieu familial et social, artistique et culturel dont la fine reconstitution permet de mieux comprendre les choix, les pratiques et les goûts des collectionneurs-donateurs.
1 « Des amateurs de peinture contemporaine enrichissent notre musée » in Bulletin des amis des musées de Lille, n°2, 1952.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Julie Verlaine (1 décembre 2023). Sur les traces de Jean et Geneviève Masurel, collectionneurs-donateurs (3/4) : être amateur d’art en France au milieu du XXe siècle, partage et transmission. LaM, carnet de recherche. ISSN 3002-6083. Consulté le 11 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/m8nu